Intégrer les intérêts de la Nature dans l’entreprise: La Nature au Travail par Frantz Gault

Cet article est inspiré du travail de Frantz Gault, co-fondateur de CoRe International, auteur de La Nature au Travail.

En septembre 2022, deux entreprises anglo-saxonnes ont fait les gros titres avec des décisions audacieuses. Patagonia a annoncé léguer 98% de son capital « à la planète », faisant de celle-ci son « seul actionnaire » (Communiqué de presse de la société Patagonia, 14 septembre 2022). De son côté, Faith in Nature a nommé un « représentant de la nature » au sein de son conseil d'administration.

Ces initiatives sont marquantes, car elles nous invitent à repenser la relation entre nature et travail. Dans notre civilisation moderne, cette relation est marquée par un déséquilibre profond. D'un côté, les humains sont considérés comme des sujets dotés de valeur métaphysique, de droits et de la capacité à travailler. De l'autre, les non-humains sont réduits à l'état d'objets, de matière, de marchandises. D'un côté, il y a des sujets qui travaillent, et de l'autre, des objets qui ne peuvent qu'être travaillés. Pour certains (Hribal, 2003), il s'agit d'une relation d'esclavage.

Cette “chosification” de la nature a permis à nos entreprises et sociétés de prospérer depuis deux siècles. Mais selon les anthropologues (voir notamment Descola, 2005), c'est aussi la cause de la crise écologique sans précédent que nous traversons. Dans ce contexte, ne suffirait-il pas de revaloriser le statut de la nature – et notamment son statut au travail – pour changer le cours de l'histoire et résoudre les problèmes de l'Anthropocène ? Tel est l'objectif du récent ouvrage de Frantz Gault, La Nature au Travail, chez EPFL Press.

Le concept de « nature » est problématique, car il désigne l'univers dans son intégralité. Ce ne sont pas les quarks ni les supernovæ qui entretiennent une relation de travail avec les humains ; ce sont certaines entités non-humaines, avec lesquelles nous entretenons des relations spécifiques : emploi, coopération, commerce, instrumentalisation, exploitation, esclavage… Comme le montrent les exemples des entreprises anglo-saxonnes, plusieurs scénarios de nature au travail peuvent être envisagés, articulés autour de trois hypothèses.

La nature au travail : trois scénarios

Dans un premier scénario, l'auteur s'inquiète du sort de chaque organisme individuel (comme un cerisier ou un mouton), les considérant comme des salariés plutôt que des ressources. Cela impliquerait de leur accorder un régime juridique protecteur, une sorte de Code du travail non-humain, comme il en existe déjà pour certaines espèces : les primates dans les cirques, les chiens policiers, etc. Mais ce scénario pose la question du consentement, car c'est ce qui distingue le salariat du travail forcé. Si certains penseurs estiment qu'il est possible d'obtenir un tel consentement auprès des mammifères (Blattner, 2020), nous nous interrogeons sur la faisabilité de ce projet avec d'autres règnes du vivant. Et on se demande finalement : « Les problèmes environnementaux disparaîtraient-ils si seuls les mammifères étaient respectés ? ».

Cela conduit l'auteur vers un second scénario, basé sur une définition systémique de la nature – englobant les enjeux de biodiversité, de changement climatique, d'acidification des océans, etc. S'agissant d'une nature conceptuelle, formulée à partir de principes scientifiques globalisants, il n'est plus possible de signer un contrat de travail avec une entité spécifique. L’auteur propose donc de représenter ces enjeux scientifiques dans la gouvernance des entreprises, en faisant siéger un « représentant de la nature » au sein de leurs comités de direction comme le comité de Régénération imaginé par Corporate ReGeneration. Une perspective qui soulève des questions passionnantes de science politique et économique : quels sont les intérêts d'entités n'étant pas douées de parole ? Qui est légitime à les représenter, à prendre la parole à leur place ? Quels pouvoirs conférer à ces représentants ?

Estimant cependant qu'il serait dangereux de confier de telles questions politiques à des entreprises (Hribal, 2003), Frantz suggère enfin, dans un troisième scénario, de revenir à une définition plus territorialisée de la nature. Cette fois, c'est l'écoumène : comprendre, la communauté biotique locale qui est au centre de l'attention. S'agissant de fleuves, de forêts et autres écosystèmes dont la matérialité est mieux définie, il serait possible de constituer ces entités en personnes juridiques, comme cela a été fait en Nouvelle-Zélande (Te Awa Tupua Whanganui River Claims Settlement Act, Parlement de Nouvelle-Zélande, 2017). Ces entités pourraient alors devenir actionnaires de nos entreprises, et ainsi y disposer d'un véritable pouvoir. Elles pourraient d'ailleurs même embaucher des humains, et commercialiser les fruits de leur travail. Ces entités naturelles deviendraient alors elles-mêmes des entreprises : des entreprises d'un genre nouveau, dont la finalité serait d'entretenir leur capital naturel. C’est l’exemple de Norsys que nous avons accompagné avec Corporate ReGeneration.

Étude de Cas Norsys

Depuis 2024, nous soutenons Norsys dans la conception et la mise en place d'un ambitieux dispositif de représentation de la nature. Concrètement, la nature est devenue actionnaire de l'entreprise via une fondation, qui possède un droit de vote au Conseil d'administration et un droit de veto sur les décisions stratégiques. De plus, la nature est représentée au sein des comités exécutifs et des instances de dialogue social de l'entreprise. Au total, huit représentants de la nature siègent chez Norsys, travaillant ensemble pour renforcer quotidiennement la stratégie écologique de l'entreprise.


La nature travaille-t-elle ?

Quelles entités naturelles mériteraient d'être revalorisées ? Comment repenser en conséquence la gouvernance des entreprises ? Qui, en la matière, doit porter la voix de la nature ? En filigrane de ses différents scénarios, des questions aussi stimulantes qu'épineuses se posent. Mais s'il ne fallait en retenir qu'une seule, ce serait peut-être celle qui nous demande : la nature travaille-t-elle ?

Comme le souligne le biologiste Marc-André Sélosse dans la préface de notre ouvrage : « Voir la nature comme une ressource que l’on exploite est… naturel. Un oiseau qui fait son nid de brindilles, ou qui nourrit ses petits d’insectes, ne fait rien d’autre. » Pour nous, toutefois, il serait délicat de parler de « travail » dans le cas des non-humains. Dans son épilogue, nous rappelons, en effet, que le travail est un concept humain, et plus particulièrement un concept moderne, qui n’est pas universel. Il serait donc erroné de croire que la nature travaille naturellement, ou qu’elle est un travailleur comme un autre ; nous estimons plutôt qu’elle est mise au travail, dans un rapport d’assujettissement imposé par les humains. Gageons donc que cet ouvrage permettra de modérer cette mise au travail.

À défaut, c’est peut-être vers l’Islande qu’il conviendra alors de tourner le regard, puisqu’on y envisage d’aller un cran plus loin, en élisant une entité naturelle à la Présidence de la République…



Références de l’article

Blattner C. (2020), Animal Labour: Toward a Prohibition of Forced Labour and a Right to Freely Choose One’s Work, in Blattner C., Coulter K., Kymlicka W., Animal Labour, A New Frontier of Interspecies Justice?, Oxford University Press.

Descola P. (2005), Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.

Hribal J. (2003), Animals are part of the working class: a challenge to labor history, Labor History, 44-4.

Supiot A. (2007), Les deux visages de la contractualisation: déconstruction du Droit et renaissance féodale, in Chassagnard-Pinet S., Hiez D., Approche critique de la contractualisation, Paris, LGDJ.


À propos de l’auteur

Frantz Gault est le co-fondateur de Corporate ReGeneration International. Il est diplômé en sociologie des organisations (Sciences-Po 2006). Il entame en 2020 des études de philosophie et d’anthropologie au Collège de France, qui l’amènent à réaliser Natura Naturans, un documentaire interrogeant le concept de « nature ». Avant de publier La nature au travail, il a publié Apocalypse Work, un essai interrogeant le sens du travail. Il a par ailleurs co-fondé Ultra Laborans, une agence qui accompagne les métamorphoses du travail.

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